Chroniques : Liste de 1ère selection


Yves Ravey
Trois jours chez ma tante
Ed. Les Éditions de Minuit, 2017 (188 p.)



Voyage au bout du passé


Vivre l’instant présent est une philosophie commune dans le monde des mortels. La négation d’une époque supposée révolue pourrait fonctionner comme un choix ou comme la nécessité pour pouvoir continuer, car quand l’incapacité de faire face à la réalité l’emporte sur le courage de l’assumer, une maxime s’impose : le temps résout-il tout ou du moins efface-t-il tout ? Le temps possède-t-il réellement ce pouvoir magique ? Trois jours chez ma tante semble répondre par la négative.
Marcello Martini a fui la France avec l’aide de sa tante chérie Vicky, à qui il rend visite non par choix ou par devoir mais parce que cette dernière a manifesté un durcissement soudain de son attitude vis-à-vis de lui. De la bienveillance et la générosité, elle passe à la sévérité. Au fil des pages, le lecteur apprend que le héros a subi une douloureuse trahison de la part de sa femme. Pour dépasser la tromperie, il a choisi de se venger de sa femme en reniant leur fille, symbole de leur union, et de son amant en le dénonçant avec une lettre délibérément écrite pour causer sa perte.
En Afrique, où il s’est réfugié, Martini n’a pas bâti une vie meilleure car les soupçons autour de son affaire humanitaire commencent à se manifester. Pis encore, il se voit infliger un déshéritement par sa tante, en guise de punition, après qu’elle ait découvert que son cher neveu était loin d’avoir un passé limpide et innocent. C’est que le mal de Martini réside en son refus de devenir adulte et de s’assumer après avoir été couvé par la remplaçante de sa mère.
En somme, le dix-huitième roman de Yves Ravey, lauréat du prix Marcel-Aymé pour Le Drap (2004) se lit en l’espace de quelques heures grâce à son écriture fluide et à son style raffiné qui porte le suspense à son paroxysme en poussant le lecteur à penser à l’illusion de maîtrise dont d’aucuns ne peuvent se passer.




Rime Khalaf

Université Saint-Esprit de Kaslik
 Marie-Hélène LAFON
Nos Vies
Ed. Buchet-Chastel, 2017 (183 p.)


Une violence douce...


Le monde de la réalité a ses limites ; le monde de l’imagination est sans frontières.
Jean-Jacques Rousseau
Originaire du Cantal, Marie Hélène Lafon, née en 1962, est un professeur de lettres et écrivaine française. Elle est lauréate de plusieurs prix littéraires dont le Prix Renaudot des Lycéens en 2001 pour son premier roman, Le soir du chien, le Prix Marguerite Audoux en 2009 pour L’Annonce, ainsi que le Prix Goncourt de la Nouvelle en 2016 pour Histoires.
Nos Vies, édité chez Buchet-Chastel en 2017, raconte des vies possibles, imaginaires, imaginées ou vécues. Des vies tout en couleurs qui se lient, se délient et se relient sur une toile vertigineuse dans le contraste réel/imaginé.
Dès l’incipit, dans une atmosphère empreinte d’une tension urbaine, le lecteur est témoin de la naissance d’un être de papier. À la caisse quatre, au Franprix du numéro 93 de la rue du Rendez-Vous, dans le douzième arrondissement de Paris, la narratrice créa Gordana. Dans des mots et des images riches et exquises, Gordana prend vie et se métamorphose en un être de chair et d’os, sous l’œil sidéré du lecteur.
Celle qui dit « je » s’appelle Jeanne Santoire. Elle est l’accoucheuse et la regardeuse, celle qui observe, contemple, imagine la vie ou les vies qu’elle sent frémir autour d’elle. « J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente », avoue-t-elle.
Retraitée et vivant à Paris, Jeanne comble sa solitude en inventant des récits de vies pour Gordana et Horacio qu’elle rencontre chaque vendredi au Franprix de son quartier. Elle leur suppose une vie. Elle conjugue cette vie au passé, au présent et au futur. Peu à peu les esquisses évoluent en portraits aux contours subtilement tracés et les personnages prennent consistance et épaisseur.
Cependant, au détour des pages, des bribes de la vie de Jeanne s’entrelacent, comme des arabesques, au paysage de ces vies inventées. En effet, Jeanne remonte le fil de ses souvenirs et sème des fragments de son passé entre les lignes, abandonnant le lecteur à sa faim : « Pendant quarante ans, je me suis enfoncée dans le labyrinthe des vies flairées, humées, nouées, esquissées, comme d’autres eussent crayonné, penchés sur un carnet à spirale. »
Nos Vies trace le quotidien des hommes. Des thèmes divers sont évoqués comme l’amour, l’amitié, la trahison, la déception, le divorce, l’abandon, le couple sans enfants, l’immigration…, toutes les petites et les grandes choses qui font une vie. Sont mis en exergue également le monde urbain et son rythme saccadé submergeant les êtres de plus en plus cloîtrés dans leurs solitudes. En fait, la solitude constitue le fil conducteur du roman de Lafon. Ces vies en miroir reflètent les solitudes des êtres ordinaires, des êtres du commun, « des petites gens » dans le monde des grandes villes où règne l’anonymat. Ces êtres sont « enroutinés », immobilisés dans la mouvance du temps, ponctués par d’éternels rituels ou par les horaires de ces grandes villes où l’on se croise, se frôle et se côtoie, où l’on se reconnaît sans échanger une seule parole.
Marie Hélène Lafon creuse ces vies à coup de mots justes et magnifiquement choisis. Avec une plume alerte et rapide faisant écho au rythme effréné des villes, elle trace ces mots en les imprimant d’une tension inaccoutumée et en les dotant du pouvoir unique d’inventer, de corriger, de refaire, de tisser, de nouer et de dénouer. Elle recherche la rigueur qui retient l’émotion au bord des termes. Elle s’amuse avec le verbe. Elle fait danser les syllabes et manie sa phrase comme une pâte entre les doigts agiles d’un maître. Elle construit un texte où la beauté rejaillit à chaque phrase pour faire apparaître de nouvelles vies. Un glissement suave s’effectue alors de la fiction peuplée de personnages au réel peuplé d’individus. Le lecteur ne peut que trouver des fragments de sa vie dans le roman. Nos vies sortent de ces pages en éclaboussant nos yeux comme les toiles des peintres fauves.
En fin de compte, l’écriture seule rend mobiles et volatiles les points fixes de l’existence. Toutefois, une question fondamentale se pose : dans notre monde mondialisé et virtuel, ce roman ne représente-t-il pas un cri, un vibrant cantique à la vie racontée, écoutée et partagée ? Nos Vies ne serait-il pas un hymne à nos vies?


Joumana KANAAN
Département de Français
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines - section2

Université Libanaise


Kaouther ADIMI
Nos Richesses
Éd. Seuil, 2017 (217p.)




Une Véritable Richesse



Kaouther Adimi, écrivaine algérienne née en 1986 à Alger, s’est lancée dans l’écriture de son troisième roman Nos Richesses, paru au Seuil en France et chez Barzakh en Algérie, attirée par une phrase écrite en français et en arabe sur la façade vitrée d’une librairie au 2 bis, Rue Hamani : « Un homme qui lit en vaut deux ». C’est ainsi qu'elle a commencé ses recherches pour pouvoir raconter l’histoire d’un homme qui a beaucoup combattu pour faire de son rêve une réalité. Il s'agit d'Edmond Charlot, le fondateur de la librairie, bibliothèque et maison d’édition « Les Vraies Richesses ».

K. Adimi présente son roman sous la forme d’une exo-fiction puisqu'elle évoque des éléments réels et mettant en jeu des célébrités ayant vraiment existé, dans le but de mettre en valeur les relations qui existent entre libraires, bibliothécaires et éditeurs d'une part, et entre écrivains, poètes et artistes d'autre part.

Cette librairie n’est pas baptisée « Les Vraies Richesses » par hasard : elle réfère sciemment au récit du grand auteur Jean Giono. En effet, le titre du roman Nos Richesses explique que le monde raconté dans le livre est en soi une richesse et un trésor et qu’il faut s’en rendre compte avant que nous les perdions.  

K. Adimi a mélangé les récits réels du séjour d’un jeune appelé Ryad aux extraits du carnet imaginaire d’Edmond Charlot. Elle les a aussi associés à l’histoire d’Alger pour pouvoir ainsi créer une fiction riche en événements historiques : ceux de la grande Histoire, notamment de la Deuxième Guerre mondiale, et ceux vécus par un homme qui n’a jamais baissé les bras, Edmond Charlot.

Kaouther Adimi a usé de prolepses et d’analepses pour présenter ses personnages. En premier lieu, elle a évoqué l'état actuel, en 2017, de la librairie « Les Vraies Richesses » en évoquant, comme premier personnage, son gardien Abdallah. Puis, elle nous a présenté Ryad, un jeune homme de 20 ans qui, la même année, retourne à Alger pour effectuer un stage manuel qui consiste à transformer « Les Vraies Richesses » en une pâtisserie de beignets pour ainsi valider son année d’ingénierie. Et enfin, apparait Charlot, qui est rentré à Alger en 1935 pour créer « Les Vraies Richesses », cette librairie de valeurs, inspiré par Adrienne Monnier et sa librairie parisienne. On découvre alors les personnes qui ont aidé Charlot à réaliser son rêve, comme les membres de sa famille, en particulier son frère Pierre et sa femme. Ensuite, le lecteur apprend que Pierre et sa femme s’apprêtent à gérer la librairie lorsqu'Edmond, « désœuvré », part en France et revient après deux ans pour implanter avec son oncle une autre librairie, laquelle portera le nom de son ancienne revue, Rivages, qui sera malheureusement plastiquée.

La description jalonne le roman: l'écrivaine fait en sorte que les lecteurs connaissent tous les détails des lieux évoqués, qu’ils les visitent avec les personnages du livre. Pour cette raison, malgré la longueur de ces paragraphes descriptifs, le lecteur reste suspendu au livre, d’autant plus que l'auteure ne fait part au lecteur du destin de la librairie qu'aux dernières pages du roman.
L’approfondissement du monde du livre, ses difficultés, les belles rencontres entre écrivains et éditeurs, les actions et les péripéties (l’emprisonnement d’Edmond Charlot…) et surtout la culture convoquée dans cette œuvre contribuent à faire d’elle une véritable richesse.
À vous de découvrir ce monde riche en valeurs humaines et littéraires !
N’hésitez pas, ce livre est Une Vraie Richesse !

Rita DANIEL
Département de Langue et Littérature Françaises
Faculté des lettres et sciences humaines -  section 2
    Université libanaise
    

Yves Ravey
Trois jours chez ma tante
Ed. Les Éditions de Minuit, 2017 (188 p.)


Entre l’amour et la trahison

Publié aux Éditions de Minuit, Trois jours chez ma tante est un roman d’Yves Ravey, écrivain né à Besançon en 1953. Dans une interview, Yves Ravey s’explique sur le choix du titre : « Il a surgi comme une évidence. En fait, ce narrateur passe trois journées auprès de sa tante. Quoi de plus évident… ? » Le titre de l’œuvre révèle donc bien l’histoire assez cahoteuse du narrateur Marcello Martini qui revient au pays après vingt ans d’absence. Il est convoqué par sa tante, une vieille dame richissime, qui va le déshériter. Une sombre histoire de famille racontée par un supposé ‘loser’, Marcello Martini. « Elle avait soi-disant tant de choses à me reprocher », s’inquiète Martini dès la première page.
De surcroît, Vicky Novak s’apprête à suspendre les versements mensuels que sa fondation verse à ‘L’école des enfants réfugiés’ édifiée par Marcello au Liberia. Quel délit a donc contraint ce dernier à fuir en Afrique, il y a vingt ans, grâce au soutien de l’influent Gaëtan Lièvremont ? De nombreux marchés s’imposent, avec notamment l’apparition de Lydia, l’ex-femme de Marcello qui a murmuré : « Rien n’avait changé, c’était toujours derrière moi ce même parfum. Quel parfum ?... De trahison. » En fait, Marcello se révèle parfaitement odieux. D’ailleurs, tous ses actes sont dictés par l’intérêt mais sa maladresse fait qu’il en devient presque sympathique. Mais Marcello doit confronter son passé. Imaginant toutes les ruses, il va presque atteindre son but quand une histoire de stylo Mont-Blanc à encre violette vient bouleverser la fin du récit.
Trois jours chez ma tante est une véritable mise en perspective d’un avenir fondé sur un passé horrible, et régi par des impératifs douteux : vouloir tout gagner, ne pas trop perdre, juste s’en tirer. Une image de la société ? Oui, certainement ! À l’honneur de l’être humain ? Pas si certain! Quand être et avoir, tous deux auxiliaires de l’homme, se mentent au quotidien, l’avenir devient improbable ! Le texte évoque de fait la question du crime et de la trahison, et son thème traite de la condition humaine. Il s’agit en effet de la relation affective entre une tante et son neveu, mais aussi du rapport à l’argent et à la famille. Entre humour noir, argent, héritage, suspense et infidélité, le lecteur se trouve captivé dès le premier chapitre.
Yves Ravey ressemble en vérité à un champion olympique. D’un rien, il vous fait plonger dans une atmosphère pesante et tendue. Cependant, derrière ce suspense se cache l’exploration psychologique des personnages. L’auteur accomplit un travail d’horloger : tout est dans la précision et le soin des détails (dans les actions, les buts, les paroles, etc). Son écriture est portée par l’exigence. Il se limite à l’histoire qu’il raconte et s’interdit toute forme d’évasion ou d’interprétation.
Ce roman nous renvoie à Trois jours chez ma tante dont l’histoire se déroule en France, à Lyon, dans un très beau récit autobiographique, jadis publié dans la revue Devant la chambre. L’auteur raconte quelques jours avec sa vraie tante, à Graz, au cours desquels l’héritage nazi est très présent, d’où l’évocation de l’Autriche occupée par les Allemands, pays de sa mère. Le passé imprégné par le nazisme occupe une place fondamentale dans son œuvre.
Cette intrigue minutieusement élaborée, liée à une lecture captivante, allant de mystère en mystère, de révélation en révélation, ne peut qu’envoûter le lecteur. Néanmoins, pour les lecteurs sensibles à l’humour noir que le roman présente, les actes impensables et disproportionnés qui mènent le narrateur à la chute vous laisseront sans voix.

Yvonne TAWTAH
Département de Français
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines - section2
Université Libanaise



Philipe JAENADA

La serpe

Éd. Julliard, 2017 (643 p.)



Coupable ou non coupable ?



Publié aux Éditions Julliard en 2017, La serpe est le roman de l’écrivain français Philipe Jaenada, né en 1964.

Si l’auteur a choisi ce titre pour son roman, c’est que la serpe représente l’arme du crime. En fait, Philipe Jaenada y retrace un meurtre non élucidé commis, en 1941, par Henri Girard dans le château de Périgord. L’auteur, qui a été mis au courant de ce crime abominable par son ami, décide de partir à la chasse aux énigmes. N’étant pas convaincu par l’enquête de l’époque il prend le parti d’exhumer les pièces de celle-ci ainsi que celles du procès, de fouiller la correspondance familiale, d’effectuer les recoupements nécessaires et de comparer les témoignages.

Vêtu de son manteau d’écrivain ainsi que de celui de l’enquêteur, P. Jaenada nous raconte dans son roman de 600 pages toutes les péripéties, tous les obstacles qu’il a surmontés. Nous remarquons que, depuis le début du roman, il a été confronté à de nombreuses difficultés. «Un voyant rouge s’allume sur le tableau de bord de la Mariva que j’ai louée ce matin » (p. 16). En effet, les premières pages sont remplies d’humour et de digressions plus ou moins heureuses. On y sent un vrai ton, porté par des va-et-vient incessants entre l’époque du crime et celle de l’enquête. 
L’enquêteur Jaenada nous présente l’incontournable Henri Girard tel un démon et « un sale gosse. Capricieux, irascible, violent, cynique et méprisant, il pompe tout l’argent qu’il peut, le claque en n’importe quoi, éclate de colère quand on refuse de le renflouer assez rapidement et s’ils s’entêtent à ne pas lui donner tout ce qu’il veut, vend leurs meubles ou leurs bijoux dès qu’ils regardent ailleurs. Les parents sont là pour servir les enfants dit Henri » (p. 22).
Un beau soir, après avoir dîné et fermé toutes les portes du château à double tour, tous les habitants montent dans leur chambre pour dormir. Le lendemain matin, Henri pousse un cri d’horreur et appelle la police : il s’est réveillé en découvrant les corps de son père, de sa tante et de la bonne Louise tués par la serpe qu’il avait empruntée deux jours auparavant au gardien du château. Cette scène abjecte et atroce est magnifiquement décrite par l’auteur. À cet effet, ce dernier a pris appui sur une abondante documentation. « En face de la porte, la tête contre le buffet et les pieds vers eux, la vieille Louise git dans son sang sur le dos, les yeux grands ouverts, les mains relevés á hauteur des épaules, le visage tailladé et le crâne fracassé comme une noix de coco… » (p. 177).  Comme il est à la fois le seul survivant et le seul héritier, les soupçons se portent tout de suite sur le jeune Henri. D’emblée le comportement du suspect est retenu contre lui : il est trop calme, offre des cigarettes à la ronde et joue un air de Chopin au piano pendant qu’un maximum de gens patauge dans les flaques de sang. Aucune trace de sang, en revanche, sur ses mains ou ses affaires. Emprisonné pendant dix-neuf mois en attendant son procès, il supplie le juge d’instruction de se renseigner sur les métayers qui auraient eu des raisons d’en vouloir à son père. Il donne un nom : «Je ne le cite que pour montrer à quel point votre recherche d’autres pistes que la mienne me paraît avoir été insuffisante.» Son procès a lieu entre le 27 mai et le 2 juin 1943. Mais il ne faudra pas plus de dix minutes aux jurés pour, contre toute attente, le déclarer innocent grâce à la plaidoirie de Maurice Garçon, son avocat. Fuyant tous les protagonistes de l’affaire, il embarque en 1947 pour le Venezuela où il publie en 1950 son premier roman, Le salaire de la peur sous le nom de Georges Arnaud.
Enfin, avant sa mort, Henri Girard avouera avoir commis ce meurtre abominable mais le fait demeure tout de même incertain jusqu’à aujourd’hui en raison du manque de preuves.
Ce livre rempli d’intrigues consciencieusement élaborées, associées à un style saccadé et palpitant, rempli de mystères et de rebondissements, ne peut qu’appâter le lecteur et le laisser douter de l’innocence ou de la culpabilité d’Henri Girard.
                       
Rose-Marie MACHAALANY
   Département de Langue et Littérature Françaises
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines – Section 2
Université Libanaise


Brigitte GIRAUD

Un loup pour l’homme

Éd. Flammarion, 2017 (245 p.)



Mission fatale

<<C’est violent d’aimer dans ces moments-là>>.

Antoine est appelé sous les drapeaux. C’est un jeune soldat français plein d’espoirs et d’ambitions, sur le point d’avoir un bébé de son épouse Lila, mais le service militaire a fait irruption dans sa vie et a tout bousculé. Il laisse tout derrière lui pour suivre les ordres militaires et débarque sur la baie d’Alger. Pourtant, au lieu de tenir un fusil à la main, il choisit d’être infirmier. À l’hôpital militaire, une intimité profonde va se nouer entre Oscar, un homme amputé, et Antoine qui le fascine. Lila, sa femme, va alors décider de le rejoindre en plein conflit.



Dans une sorte d’autobiographie romancée, Brigitte Giraud explique qu’en fait, ce livre est l’histoire de sa famille. Et revenant sur sa propre vie, elle met certainement beaucoup d’elle-même dans cette histoire. En effet, elle est d’origine algérienne et la vie d’Antoine et Lila n’est qu’un reflet de sa vie familiale.

À un certain moment de la lecture, on se trouve suspendu dans l’attente mais c’est une attente qui n’en finit pas : tout simplement, “c’est la guerre”. Bien que cette romancière lyonnaise traite plusieurs problématiques de poids, telles que les relations d’amitié durant la guerre et la rupture familiale, on ne doit pas nier l’importance du rôle du rythme de la narration qui accuse le contraste entre la menace oppressante des embuscades et la luminosité des paysages éblouissants de soleil :<<L’Algérie, ce n’est pas la même chose qu’une guerre>>.

Par le biais d’individus ordinaires et de lieux vrais, la plume vivante et passionnante de Brigitte Giraud nous met devant une femme idéale qui n’a pas envie de faire comme les autres femmes qui subissent et se lamentent. Lila est dans un face-à-face avec la guerre et essaye d’en triompher : c’est sans doute cela, le véritable amour couronné par le sacrifice volontaire. Bref, l’amour pour Brigitte Giraud est comme la guerre, facile à démarrer, difficile à finir…. et impossible à oublier.

Randa AL HAJJ
Département de Lettres Françaises
Université Saint-Joseph
 
Yves RAVEY
Trois jours chez ma tante
Éd. Les Éditions de Minuit, 2017 (188 p.)


À la recherche d'une réalité perdue…


"Que répondre? Vicky a poursuivi: je regrette d'en passer par-là, mais après ce que j'ai appris te concernant… elle n'a pas terminé sa phrase. J'ai quand même demandé d'où venait cette décision?"

Faire resurgir un passé quasi-effacé et être un antidote à l'oubli est certainement l'une des principales vocations de l'art romanesque. Cependant, à cette première mission, s'en ajoute une autre non moins importante. Comme il est devenu nécessaire de rétablir le contact entre le lecteur et l'Histoire, il est désormais encore plus indispensable de le rendre conscient des différents aspects de la réalité contemporaine. Ainsi, fictionnaliser le présent dans le but de l'analyser sous tous ses angles, constitue la finalité fondamentale du livre intitulé Trois jours chez ma tante d'Yves Ravey.   
Après vingt ans d'absence, Marcello Martini, un jeune homme français, a finalement quitté l'Afrique pour la France afin de rencontrer sa tante Vicky. Celle-ci est une vieille dame fortunée, responsable d'une importante Fondation. Elle habite dans une maison de retraite médicalisée, et a été elle-même à l'origine de ce voyage en usant d'une stratégie particulière. Arrivé chez elle, il essaye de percer les vraies raisons de sa présence et s’interroge sur cet air indifférent qu'adopte Vicky à son égard. Au départ, le lecteur, à l'instar de Martini, est dans l'incompréhension totale, déstabilisé face à une ambiguïté qui débouche sur plusieurs interrogations. Sauf que cette obscurité qui s'abat sur le récit dès son début ne va pas être facilement dissipée : au contraire, elle ira se densifiant, se ramifiant et touchant plusieurs autres éléments de l'intrigue. En effet, on ne tarde pas à apprendre que, pour des raisons secrètes, la tante Vicky a décidé de déshériter son seul neveu, ainsi que d'arrêter de lui envoyer de l'argent en Afrique, contrairement à ce qu'elle a toujours fait auparavant. Et c'est à ce stade du récit que le narrateur porte l'ambiguïté à son paroxysme, créant ainsi un effet de suspense qui persiste jusqu'au bout. Pourquoi cette décision assez dure et surprenante? Est-ce normal d'agir de la sorte vis-à-vis de quelqu'un qui n'a rien commis de grave? Est-ce une manière de récompenser un homme qui travaille pour le bien du monde? Martini a en effet été, en Afrique, le fondateur d'une école aménagée pour les enfants réfugiés, et les virements mensuels de Vicky jouaient un rôle considérable dans la pérennité de cette mission. À la recherche d'une réponse, la lecture se fait véritable quête d'identité, déchiffrement d'une personnalité insaisissable, énigmatique, sombre et mystérieuse. Ainsi,  le lecteur  va agir comme un détective et se lance dans sa propre enquête, l'objet principal en étant de sonder le passé ténébreux de Marcello. De nombreux questionnements suscitent notre envie de savoir, notre curiosité d'atteindre la vérité que cache ce doute enfanté par les pages, et à l'issue de cette recherche, on découvre finalement que la vérité en question gravite autour d'une affaire de vengeance. Mais quelle vengeance? C'est à vous de le découvrir…. L’'identité, voire  le passé de Martini concrétisent certains aspects d'une réalité vécue par le lecteur lui-même. À travers la mise en scène d'un antihéros, Yves Ravey nous place face à un monde altéré, miné par la corruption, la tromperie et la manipulation.
Pamela ZREIKA
Département de Lettres Françaises
Université Saint-Joseph

Yves Ravey
Trois jours chez ma tante
Ed. Les Éditions de Minuit, 2017 (188 p.)


Et tout le reste n’est que mystère…    
          
Connaissez-vous le héros de Trois jours chez ma tante ? La réponse est NON !  Voyons donc voir qui est ce monsieur mystérieux. L’histoire est celle d’un jeune homme qui s’appelle Marcello Martini, vivant en Afrique et précisément au Liberia depuis 20 ans, et qui est le responsable d’un foyer pour enfants africains. Un  jour, il reçoit une lettre de sa tante Vicky Novack, qui vit en France dans une maison de retraite, et elle lui annonce qu’elle va le déshériter. Marcello se rend donc pour un court séjour en France afin de découvrir la raison de cette décision. Marcello va ainsi à la rencontre de sa tante et des conversations commencent…Quelles sont les raisons qui ont poussé la tante Vicky à prendre cette décision ? Qu’a fait Marcello ? Les réponses sont dans le roman…

Yves Ravey, auteur et dramaturge français, est né en 1953 à Besançon. Il a été Lauréat du Prix Marcel-Aymé en 2004 pour son roman Le Drap et a écrit plusieurs romans, parmi lesquels Trois jours chez ma tante publié chez Minuit.

D’emblée, dès la première page de ce roman, on remarque l’écriture simple et fluide de cet auteur : « Il pleuvait, l’eau s’écoulait du toit en tôle sur la terrasse de l’école… » (p. 7). De nombreuses descriptions sont mises en relief dans ce roman. Ravey s’arrête sur chaque détail pour le développer, mais une question se pose : dans quel but fait-il cela ? Est-ce pour créer le suspense chez le lecteur ou pour cacher le mystère ? En guise d’exemple : « Elle tenait un tube de rouge à lèvres qu’elle a posé, debout en équilibre, sur une tablette près du lit » (p. 14). Ravey s’attarde sur le moindre détail, qui est parfois inutile, seulement pour créer une atmosphère pleine de suspense et pour encourager le lecteur à lire son roman en quelques heures seulement.

De surcroît, la présence d’ellipses dans ce roman est frappante, comme la première rencontre de Rébecca avec son père, Marcello. Après cette rencontre on ne sait pas exactement ce qui s’est passé et quelle était la réaction de Rébecca, ni pourquoi Marcello a renié sa fille. En parallèle, la fréquence du discours indirect libre appuie l’idée du mystère dans ce roman. Seul Marcello, le narrateur, prend la parole tout au long du roman et montre qu’il cherche à cacher la vérité : « […] Mais lui, il dit que ce n’est pas vos paroles qui l’intéressent, mais ce qu’il voit…Et qu’est-ce qu’il y a à voir, Honorable… ? Justement, il a consulté les registres… » (p. 118). En lisant ce passage, l’on s’interroge sur le travail de Marcello. Travaille-t-il vraiment dans une école pour enfants et s’occupe-t-il réellement d’eux ?

Le thème du mystère et du secret est dominant dans Trois jours chez ma tante. Ce mystère entoure les actions de Marcello, d’abord dans son passé obscur, puis dans son travail au Liberia. Enfin, pour quelle raison a-t-il renié sa fille Rebecca ? Est-ce seulement pour se venger de Lydia ? Ou il y a une autre raison cachée ?
Pour terminer, Trois jours chez ma tante semble un roman simple au début mais en le lisant, on se rend compte qu’il faut déchiffrer et construire la vérité. Mais ce roman peut-il être considéré comme un livre littéraire ?

Nathalie BAROUD
  Département de Lettres Françaises
Université Saint-Joseph


   
Frédéric VERGER
Les Rêveuses
Éd.
Gallimard, 2017 (448 p.)


Rêver à haute voix !
Écrivain et chroniqueur français, Frédéric Verger publie en 2017, aux Éditions Gallimard, son deuxième roman, Les Rêveuses.
La vie au sein de la cellule familiale est le thème essentiel qui parcourt le roman. S’y ajoutent également des sujets secondaires comme l’usurpation d’identité ou la persécution des Juifs par les Allemands.
L’histoire tourne autour d’un personnage principal. Sa construction est un mélange de Peter et d’Alexandre. Peter Siderman est un jeune homme allemand de dix-sept ans, engagé dans l’armée française. Pour rester en vie, il usurpe l’identité d’un mort, Alexandre, dont il ne sait rien. Pourtant, il s’inspire des écrits d’Alexandre, se les approprie, les rapporte lors des conversations : « Il aperçut son reflet dans le miroir. Le personnage, les mains dans les poches, le fixant d’un air amical, insolent, semblait le mettre au défi de faire quelque chose de lui. »
D’autres personnages secondaires sont avancés, telle Sofia Evseivna, veuve et mère d’Alexandre. Bien qu’aveugle, celle-ci découvre, dès la première rencontre, qu’il ne s’agit pas de son fils : « Sur les manches, les papillons frissonnèrent, la vieille se redressa. Assise sur le lit, sa chevelure grise balançant, elle ouvrit les yeux. Ils fixaient quelqu’un qu’elle était la seule à voir. Sa voix grinça, roulant les « r ».
"Jeune homme, puisque je montre que je ne suis pas morte, dites-nous donc qui vous êtes." »
De leur côté, les deux cousines, Hélène et Joséphine, tiennent à garder le secret. Pourquoi ? Cet homme est pourtant un imposteur. Il a pris l’identité de leur Alexandre mais personne ne le dénonce auprès des autorités. Je n’en dis pas plus…
Le commandant, le valet et bien d’autres personnages entrent également en scène.
La signification du titre du roman, Les Rêveuses, est révélée au fil du récit : Peter va tenter de retrouver Blanche d’Etrigny-Weissman, la cousine d’Alexandre, enfermée dans un couvent où furent jadis cloitrées des sœurs qui rêvaient et racontaient à haute voix leurs songes. Blanche appelait son cousin à son secours en lui envoyant de mystérieux courriers : « Il y avait à Ourthières, pas loin d’ici, au bord de la Sauvre, un couvent où depuis des années, des siècles même, quand des nonnes se mettaient à rêver la nuit à voix haute, on notait ce qu’elles racontaient. »
Voilà que les rebondissements se multiplient, les situations s’enchaînent et s’aggravent, les épreuves se répètent, s’amplifient et s’accélèrent.
Les Rêveuses est un roman de rêves, digressif mais parfaitement structuré. Le pays de Bray, « aux confins de la Lorraine », est imaginaire, comme sont imaginées les sœurs « rêveuses » au fond de leur couvent, non loin de Bray. Et c’est dans ce pays enchanté que tombe Peter Siderman. Il y découvre sa nouvelle identité et sa famille d’adoption. 
Le roman est rédigé avec une grande richesse d’écriture et de vocabulaire. Génie de la description et de la maitrise du style, Frédéric Verger nous tient en éveil de bout en bout.
Ce roman est une déclinaison du rêve : la rêverie, l’affabulation, l’onirisme, le délire, la folie, mais aussi l’ivresse de la musique, de la danse…
Tout y est intrigue et s’imbrique à merveille.
Finalement, cette appropriation au détriment d’un mort, pour sauver sa peau, est-elle effectivement jugée comme un crime ? Ne serait-ce pas tout simplement un devoir de survie ?

Clara ABOU NADER
Département de Langue et Littérature Françaises
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines – Section 2
Université Libanaise



Kaouther ADIMI
Nos richesses
Éd. Seuil, 2017 (224 p.)


 La librairie qui résiste encore



Une fable réelle, mais qui n’est pas ennuyeuse, et convoque des faits historiques pour rappeler que la culture et la diversité sont un rempart contre la tyrannie. Kaouther Adimi nous ramène à l'atmosphère algérienne d'avant-guerre et à l'invasion nazie. En usant de la technique du flashback, K. Adimi procède à la reconstitution de cette période, en pointant la relation entre le gouvernement et le savoir ou la culture en général. C’est un roman qui oscille entre passé et présent pour raconter l'histoire douloureuse d’une Algérie liée, en quelque sorte, à la France. Entre les extraits du journal d'Edmond Charlot, libraire, éditeur, bibliothécaire, passionné de littérature et "accoucheur" de nouveaux écrivains (dont le célèbre Albert Camus), nous plongeons dans son autobiographie depuis l'ouverture de sa petite librairie baptisée "Les Vraies Richesses" au 2 bis de la rue Hamani (ex rue Charras) à Alger durant les années 1930 du siècle dernier jusqu'à la disparition de cette même librairie en 2017. Le présent immédiat est quant à lui représenté par Ryad, un jeune du même âge qu’avait Charlot lorsqu'il a débuté son métier d'éditeur, et qui par contre, n'a aucun goût pour la littérature, ni pour les livres.



C'est un texte émouvant, réaliste. Un texte qui donne envie de (re)découvrir les auteurs qui y sont cités. Le roman se divise en trois parties, l'histoire de l'homme, l'histoire de la librairie et l'histoire du monde.



Diplômée en lettres modernes et en management des ressources humaines, l’auteur travaille aujourd'hui à Paris où elle vit depuis 2009. Ses nouvelles ont été distinguées à deux reprises par le prix du jeune écrivain francophone de Muret (2006 et 2008) et par le prix du FELIV (Festival international de la littérature et du livre de jeunesse d’Alger) en 2008. L'Envers des autres, son premier roman publié en mai 2011 aux Éditions Actes Sud a auparavant été édité en Algérie par les éditions Barzakh sous le titre Des ballerines de Papicha en juin 2010. Elle a obtenu le Prix de la Vocation en 2011. En 2016, paraît son deuxième roman Des pierres dans ma poche aux Éditions du Seuil (Publication Barzakh en novembre 2015), œuvre qui a bénéficié d'un succès critique et de sélections sur de nombreuses listes de prix.



Le lecteur n’aura qu’à admirer le talent de la romancière, goûtant la simplicité et la vivacité du style de l'auteur. En dépit de la séparation des actions et des événements, répartis entre hier et aujourd'hui, on ne sera pas perdu. L’on appréciera enfin l’éloquence des figures de style et l’importance des petits détails, en se laissant porter par cette épopée littéraire et historique.



Mohamed Khaled MOHAMED
Département de Langue et Littératures Françaises
Faculté des Langues et de Traduction
Université d'Al-Azhar
 

Brigitte GIRAUD

Un loup pour l'homme

Éd. Flammarion, 2017 (246 p.)

La vie angoissante

Qu'est-ce qui est pire, quitter sa femme ou son pays ? Antoine travaillait comme télégraphiste depuis qu'il avait seize ans. Habitant à Lyon, il est appelé pour l'Algérie au printemps de 1960. Au moment où Lila, sa toute jeune femme, est enceinte. Il en était presque gêné, et avait osé avouer qu'il n'était pas d'un tempérament guerrier. Par la suite, il a demandé à ne pas tenir une arme et s’est retrouvé infirmier à l'hôpital militaire de Sidi-Bel-Abbès. À l'étage, il y a Oscar, jeune caporal amputé de la jambe gauche et enfermé dans un mutisme têtu, qui l'aimante étrangement. Avec lui, Antoine découvre la véritable raison de sa présence ici : « prendre soin ». Oscar parlait souvent d'un berger dans une montagne, qui fabriquait des pièges pour attraper les loups, animaux dont il est obsédé.

Dans ce qui est son neuvième roman, Un loup pour l'homme, Brigitte Giraud raconte l'histoire de ses parents. Née en 1960 à Sidi-Bel-Abbès en Algérie, elle a été lauréate du prix Goncourt de la nouvelle en 2007 L'amour est très surestimé. Elle reçoit en 2001 la mention spéciale du prix Wepler pour À présent, ainsi que le Prix du Jury Jean-Giono pour Une année étrangère en 2009. Elle est l'auteure d’une pièce de théâtre et de nombreux romans traduits dans une douzaine de langues et dans une vingtaine de pays, et elle dirige la collection littéraire « La forêt » aux éditions Stock.

Quant à son écriture, elle est sobre, dépouillée de toute émotion : écriture nerveuse faite de phrases courtes, où la proposition verbale prédomine et contribue à accélérer les enchaînements comme à intensifier les émotions des personnes. On peut dire que ce roman est à la fois épique et sensible, dans la mesure où Brigitte Giraud raconte la guerre vue par un homme, Antoine, miroir intime d'une époque tourmentée et d'une génération embarquée malgré elle dans une histoire qui n'était pas la sienne. À vrai dire, l'auteur nous fait pénétrer dans cette histoire en nous captivant dès la première partie. L'écrivaine réveille pareillement nos sens jusqu'à la dernière phrase, en vue de nous représenter cette époque trouble sur les plans culturel, politique et social. En tant que lecteur, j'ai beaucoup apprécié la manière dont elle décrit les Arabes, surtout les Algériens. Mais il n’en demeure pas moins que l’on peut lire des sentences contradictoires telles que « les Arabes ne feront jamais la loi » et « les Arabes vivent toujours tout comme une injustice », prononcées par Alcaraz.

Au bout de la lecture, nous sortons secoués, saisis par des interrogations vertigineuses : Qui se comporterait normalement après avoir sauté sur une mine ? Qui aurait envie de faire des tours de chaise avec une jambe amputée ? À qui appartient donc la terre, aux indigènes qui y vivaient avant ou aux colons qui l'ont fait fructifier ?

Moustafa SHERIF
Département de Langue et Littératures Françaises
Faculté des Langues et de Traduction
Université d'Al-Azhar



Yves RAVEY
Trois jours chez ma tante
Éd. Les Éditions de Minuit, 2017 (187 p.)


Une mission chez la vieille chouette

Yves Ravey est né en 1953 à Besançon où il occupe actuellement le poste de professeur d'arts plastiques et de français au collège Stendhal. Son premier roman, La Table des singes, fut édité aux Éditions Gallimard en 1989 grâce à l'intervention de Pascal Quignard. En effet Y. Ravey comptait beaucoup de manuscrits refusés. Gallimard ne désirait plus poursuivre sa collaboration avec lui avant que Jérôme Lindon, qui dirige Les Éditions de Minuit et qui a l'habitude de publier des écrivains dont aucun éditeur ne veut, prenne contact avec lui pour publier son roman Depuis le Bureau des illettrés en 1992. Depuis ce moment, Y. Ravey confie régulièrement à J. Lindon des romans et des pièces de théâtre.

Trois jours chez ma tante est un roman dont Marcello est le narrateur et le héros. Un roman noir, sombre, une histoire de famille dont le thème central est la domination avec comme adjuvant l'argent. Après vingt ans d’absence, Marcello est convoqué par sa tante, une vieille dame fortunée, qui lui signifie qu’elle n’est plus disposée à l’aider financièrement et qu’elle met fin au virement mensuel effectué en sa faveur. Elle le laissera ainsi littéralement sur la paille. Or cette nouvelle perturbe son séjour au Liberia, un pays à l'Ouest de l`Afrique. Il réserve donc un billet d’avion pour aller en France revoir sa tante et tenter de rétablir la situation, en essayant de la dissuader de cette décision. Il a trois jours devant lui pour mener à bien cette mission et revenir à ses affaires. Marcello s’impatiente, il doit jouer le tout pour le tout : il faut pousser la tante à signer un ultime gros chèque avec lequel il pourra rentrer au Liberia et régler les nouveaux problèmes apparus là-bas.

Mais Vicky, sa tante, a toute sa tête malgré sa résidence en maison de santé. Au fil du texte on apprendra pourquoi Marcello a quitté la France, et quels étaient les motifs de ce départ. Était-ce pour une jeune fille ? Pour de l’argent, ou pour une autre raison ? Pourquoi s’est-il séparé de Lydia, son ex-femme, Lydia qui joua un grand rôle dans la manipulation de sa tante ? Que s’est-il vraiment produit entre eux deux ? Et Rebecca, sa fille, est-elle vraiment sa fille ? Acceptera-t-il de la reconnaitre comme sa fille ?

Le style d’Yves Ravey est limpide, l’humour y est noir. L’auteur fait avancer son intrigue dans une ambiance quelque peu oppressante dont l’effet de suspense subsiste jusqu'au bout. L’auteur structure son récit, composé d’une suite de petites phrases, de manière séquentielle. Aussi tourne-t-on les pages de ce roman avec délectation pour connaître au plus vite ce qu’il va advenir de Marcello.

Ahmed Ali Ahmed QOTB
Département de Langue et Littératures Françaises
Faculté des Langues et de Traduction
Université d'Al-Azhar


Marie-Hélène LAFON
Nos vies
Éditions Buchet-Chastel, 2017 (192 p.)


La solitude mène à la réflexion

Professeur agrégée de Lettres Classiques, Marie-Hélène Lafon est née en 1962 à Aurillac (Cantal). Elle enseigne le français, le latin et le grec, en banlieue parisienne, puis à Paris où elle vit célibataire et sans enfant. Elle écrit depuis 1996 et publie depuis 2001 des romans et des nouvelles, publiés essentiellement chez Buchet-Chastel, construisant pas à pas une œuvre qui trouve de plus en plus son public.

Le roman commence au Franprix de la rue du Rendez-vous à Paris. Jeanne est retraitée et vient faire ses courses deux fois par semaine dans ce supermarché. Tous les vendredis, elle croise un homme qui va toujours à la même caisse, celle de Gordana. Dans ce récit où elle est la narratrice, elle imagine la vie de ces deux personnes tout en racontant sa propre histoire, en dévoilant ses amours et déceptions passées. La première partie du roman commence par la description physique de Gordana, sa voix, son accent et son prénom qui viennent de loin, des frontières refusées, des exils forcés. Gordana est caissière, elle a un enfant qui restera chez sa grand-mère ou chez sa tante. L’enfant a sept ou huit ans et sa mère lui envoie de l'argent chaque mois et lui parle au téléphone une ou deux fois par semaine.

La narratrice, Jeanne Santoire, fille de commerçants de province, ancienne comptable, est une retraitée solitaire, de sa grand-mère aveugle, de la vieillesse de ses parents. L’homme de sa vie, Karim, est un Algérien. Un jour, il part pour l’Algérie et ne reviendra jamais, sans plus d’explication parce que ses parents ont refusé cette relation. Plus tard, elle apprendra qu’il vit à Marseille, marié, avec un enfant. Elle aime imaginer, observer : « J'ai l'œil, je n'oublie à peu près rien, ce que j'ai oublié, je l'invente. » Elle poursuit dans Nos vies ce qu'elle a toujours fait pour sa grand-mère Lucie qui disait que grâce à elle, « elle voyait mieux qu'avant son attaque. ». En parallèle, Horacio est un client comme Jeanne Santoire, un homme de quarante-cinq ans né à Paris et fils unique de ses parents portugais, tous deux gardiens d'immeuble dans le 14e, rue Adolphe-Foccilon. Il s’agit donc d’une autre histoire que Marie-Hélène fait subtilement croiser avec celle de Jeanne. Celle-ci imagine la vie des autres en leur faisant prendre corps, et elle donne corps à la sienne en imaginant aussi que son chemin aurait pu être autre.

Ce petit livre nous montre comment peuvent naître des histoires, comment se font et se défont des vies, comment l'auteur raconte sa propre vie pour redonner vie à d'autres. Mais pour en revenir au fond, dans ces histoires de solitudes, celle de la narratrice est, de loin, plus intéressante que celles inventées pour ses personnages.

En résumé, Marie-Hélène Lafon aborde un sujet sensible dans le style d’une fiction lui permettant d'aller plus loin sans risquer le hors-sujet. En fait le lecteur ne pourra constater aucun manque de cohérence. L’auteure nous parle magnifiquement de la solitude qui laisse le loisir de rêver, d’imaginer la vie des autres.


Muhammad Gamal SALEH
Département de Langue et Littératures Françaises
Faculté des Langues et de Traduction
Université d'Al-Azhar
  

Frédéric VERGER
Les Rêveuses
Éd.
Gallimard, 2017 (448 p.)


Rêver à haute voix !

Écrivain français et chroniqueur, Frédéric Verger publie en 2017, aux Éditions Gallimard, son deuxième roman, Les Rêveuses.
La vie au sein de la cellule familiale est le thème essentiel qui parcourt le roman. S’y ajoutent également des thèmes secondaires : l’usurpation d’identité, la persécution des Juifs par les Allemands et autres.
L’histoire tourne autour d’un personnage principal. Sa construction est un mélange de Peter et d’Alexandre. Peter Siderman est un jeune homme allemand de dix-sept ans, engagé dans l’armée française. Pour rester en vie, il usurpe l’identité d’un mort, Alexandre, dont il ne sait rien. Pourtant, il s’inspire des écrits d’Alexandre, se les approprie, les rapporte lors des conversations : « Il aperçut son reflet dans le miroir. Le personnage, les mains dans les poches, le fixant d’un air amical, insolent, semblait le mettre au défi de faire quelque chose de lui. »
D’autres personnages secondaires sont avancés telle Sofia Evseivna, veuve et mère d’Alexandre. Bien qu’aveugle, celle-ci découvre, dès la première rencontre, qu’il ne s’agit pas de son fils : « Sur les manches, les papillons frissonnèrent, la vieille se redressa. Assise sur le lit, sa chevelure grise balançant, elle ouvrit les yeux. Ils fixaient quelqu’un qu’elle était la seule à voir. Sa voix grinça, roulant les « r ».
"Jeune homme, puisque je montre que je ne suis pas morte, dites-nous donc qui vous êtes." »
De leur côté, les deux cousines, Hélène et Joséphine, tiennent à garder le secret. Pourquoi ? Cet homme est pourtant un imposteur, qui s’est emparé de l’identité de leur Alexandre mais personne ne le dénonce auprès des autorités. Pourquoi ? 
Nous n’en dirons pas plus…
Le commandant, le valet et bien d’autres personnages entrent également en scène.
Pour ce qui est de la signification du titre du roman, Les Rêveuses, elle est révélée au fil du récit : Peter va tenter de retrouver Blanche d’Etrigny-Weissman, la cousine d’Alexandre, enfermée dans un couvent où furent jadis cloitrées des sœurs qui rêvaient et racontaient à haute voix leurs songes. Blanche appelait son cousin à son secours en lui envoyant de mystérieux courriers : « Il y avait à Ourthières, pas loin d’ici, au bord de la Sauvre, un couvent où depuis des années, des siècles même, quand des nonnes se mettaient à rêver la nuit à voix haute, on notait ce qu’elles racontaient. »

Voilà que les rebondissements se multiplient, les situations s’enchaînent et s’aggravent, les épreuves se répètent, s’amplifient et s’accélèrent.
Les Rêveuses est un roman de rêves, digressif mais extrêmement structuré. Le pays de Bray, « aux confins de la Lorraine », est imaginaire, comme sont imaginées les sœurs « rêveuses » au fond de leur couvent, non loin de Bray. Et c’est dans ce pays enchanté que tombe Peter Siderman. Il y découvre sa nouvelle identité et sa nouvelle famille. 
Le roman est rédigé avec une belle richesse d’écriture et un vocabulaire fourni. Génie de la description et de la maitrise du style, Frédéric Verger nous tient en éveil de bout en bout.
Cette œuvre apparait également comme une déclinaison du rêve : la rêverie, l’affabulation, l’onirisme, le délire, la folie, mais aussi l’ivresse de la musique, de la danse, tout participe à l’intrigue et s’imbrique à merveille.
Finalement, cette appropriation au détriment d’un mort, pour sauver sa peau, est-elle effectivement jugée comme un crime ? Ne serait-ce pas tout simplement juste un devoir de survie ?

Clara ABOU NADER
Département de langue et littérature française
 Faculté des lettres et sciences humaine – Section 2
Université Libanaise

 

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